Charles Carson : Un nouvelle isme... le Carsonisme, publication Iconia, par Guy Robert

Guy Robert,, (1933 - 2000) Écrivain, historien et critique d'art, docteur en esthétique de l'Université de Paris et éditeur.

''Le fondateur du musée d'Art Contemporain de Montréal,
décrit admirablement le Carsonisme'',

Publication Iconia,

Un nouvelle isme... le Carsonisme,

Par Guy Robert

« Je mets dans mes tableaux tout ce que j'aime, et tant pis pour les choses, elles n'ont qu'à s'arranger entre elles. -Le tableau n'est pas pensé ou fixé d'avance. Pendant qu'on le fait, il suit la mobilité de la pensée. Et fini, il change davantage, selon l'état de celui qui le regarde. -Un tableau vit ainsi sa vie, comme un être vivant, et ne vit que par celui qui le regarde ». Picasso, 1935

"Donner à voir"

Peindre n'est pas copier, ni reproduire. Peindre, c'est évoquer comme chez Cézanne, ou célébrer comme chez Rubens, voire fustiger comme chez Francis Bacon. Mais peindre, c'est surtout faire apparaître, révéler, « donner à voir», selon le beau titre d'un recueil de poèmes d'Eluard publié en 1939. Et devant le tableau, nous cherchons cette apparition, nous faisons sa découverte, nous répondons à l'invitation de « voir », au delà des apparences et des styles, des cultures et des époques, l'oeuvre dans sa propre révélation au sein de notre imaginaire, qui l'accueille et s'en nourrit, en jouit. Voyons un peu cela dans l'oeuvre de Charles Carson, qui accorde à la Nature une place capitale.

Oeuvre technique : Carsonisme, Titre : Douceur 20 X 16 Circa 1993

La Nature est comme un dictionnaire

« La Nature n'est qu'un dictionnaire », répétait volontiers Delacroix, du moins selon ce qu'en écrit Baudelaire dans son Salon de 1859 où ce grand poète, qui fut le meilleur critique de son époque, poursuit en établissant une distinction radicale entre les artistes imaginatifs, qui trouvent dans ce dictionnaire « les éléments qui s'accordent à leur conception et leur donnent une physionomie toute nouvelle », - et les peintres sans imagination qui « copient le dictionnaire » et tombent ainsi dans « le vice de la banalité ».

En regardant les oeuvres de Carson reproduites, on sent tout de suite qu'il sait utiliser ce dictionnaire de Ia Nature avec inspiration et originalité.

La Terre menacée

Beaucoup regardent la Nature avec indifférence, comme un espace sans intérêt ni vie, que l'on traverse le plus vite possible ou que l'on fuit. D'autres ne la voient même pas. Et pourtant, nous sommes tous liés étroitement a la Nature, qui constitue le tissu vital de notre planète Terre, que des observateurs galactiques nomment peut-être maintenant Pollutio, a cause justement de l'insouciance et des mauvais traitements que nous lui infligeons, surtout depuis un siècle. L'écologie fait sans doute de grands progrès, mais la Nature n'en demeure pas moins tragiquement malmenée et menacée, - et beaucoup le ressentent, comme l'artiste Carson, qui en prend la défense en la célébrant a sa manière en tableaux.

A chacun sa Nature

Ceux qui sont sensibles a la Nature savent en savourer les généreux bienfaits, en admirer les inépuisables merveilles, en respecter les insondables mystères, - dont la science agrandit l'horizon, à mesure qu'elle en pénètre ou analyse des parcelles. Certains préfèrent les couchers ou les levers de soleil, d'autres sont attirés par la mer ou la montagne, d'autres encore se penchent vers la faune ou la flore, ou sont davantage fascinés par les fossiles ou les nuages, les étoiles ou les incroyables spectacles de la minéralogie. Et au cours de sa vie, chacun peut aussi emprunter des voies différentes de découverte et d'exploration de la Nature. Pour Charles Carson, c'est en peinture qu'il la fête.

Oeuvre technique : Carsonisme, Titre : Journée ensoleillé, 20 X 16 Circa 1990

Des signes inépuisables

Baudelaire l'a magistralement dit dans son célèbre sonnet des Correspondances: La Nature fait à l'homme des signes et l'invite a pénétrer dans ses « forêts de symboles » où « les parfums, les couleurs et les Sons se répondent ».

Chacun perçoit ces signes a sa façon, différemment d'ailleurs selon la compagnie ou les circonstances, l'âge, la conjoncture, les saisons et les lieux, les états d'âme. Et tout particulièrement un artiste comme Carson, qui s'en nourrit, en tire les sucs qu'il transforme, dans l'alambic de son imagination, en émotions, intuitions et visions dont il construit ses oeuvres.

Le malentendu de l'abstraction

Une très grande partie de l'art de notre siècle semble s'éloigner de la Nature, lui tourner le dos en lui préférant les voies de l'abstraction.

Il y a là un malentendu, qui exagère l'importance et dévie le sens de ce vaste mouvement, dont la mode s'est d'ailleurs fatiguée de son propre poids et de ses abus. On oublie par exemple que la démarche plastique d'un Mondrian s'appuie sur la schématisation de l'arbre, que les grands gestes d'un Jackson Pollock évoquent des nébuleuses spirales, et que Riopelle rejetait la bannière de l'abstraction en se ralliant a celle du paysage, - bien sûr différent de ce qu'il était chez Ruysdael ou Suzor-Côté!

Sa propre réalité

Que proposait un Riopelle dans ses tableaux mosaïqués des années 1950, sinon une vision personnelle et enthousiaste de ses excursions en forêt ou sur les glaciers, de ses voyages de chasse ou de pêche ? La Nature y vibre en effet de partout, et un peu plus tard, a partir de 1968, en surgira tout naturellement un bestiaire, bientôt dominé par les hiboux.
La démarche de Charles Carson se distingue de celle d'un Riopelle en se glissant a la frontière entre abstraction et figuration, dans leur champ de rencontre. On évite ainsi la vaine querelle qui les oppose si souvent, ou plutôt on réconcilie les deux crédos, comme le montrent les tableaux reproduits au fil de ces pages et qui nous proposent leur propre « réalité », celle de la vision personnelle de l'artiste.

Oeuvre technique : Carsonisme, Titre : Chasse et pêche, Circa 1992

Un conseil de Léonard de Vinci

Le réel dépasse indéfiniment ses apparences, et ce que nous en percevons est étroitement limité par nos sens et par notre imagination.
C'est sans doute pourquoi Léonard de Vinci conseillait a tout apprenti peintre de bien observer des choses aussi triviales que des murs décrépits ou des vieilles pierres on pourrait y découvrir des montagnes ou des rivières, des visages ou des scènes bizarres, toutes sortes de formes incroyables.
Charles Carson remplace les vieux murs par des compositions très colorées, d'allure abstraite, et qui proposent déjà des pistes de lectures : profils d'arbres ou de personnages, têtes esquissées d'oiseaux ou de poissons, - bref, une peinture complice de la Nature, et qui nous invite a imaginer.

Pourquoi un autre-isme ?

Aucun siècle n’a connu autant d’agitations et de mouvements que le nôtre, dans tous les domaines, sociaux, politiques, économiques, scientifiques ou esthétiques.
Pourquoi alors ajouter un nouvel –isme à une cacophonie déjà bien indigeste, à ce labyrinthe assourdissant ?
Ce nouvel –isme, celui du Carsonisme, a la particularité de ne concerner qu’un individu, car l’artiste Carson est un être plutôt solitaire, discret et secret, qui rejette toute publicité personnelle et serait probablement réfractaire à l’idée de faire école.

Par ailleurs, ce nouvel –isme n’encombrera pas les dictionnaires, mais sert seulement ici à désigner l’art de notre peintre, sans y coller comme encombrante étiquette.

Nature et abstraction complices

Au fil des pages précédentes, nous avons déjà souligné certains éléments de l’œuvre de Carson : selon l’heureuse expression d’Éluard, Carson <<donne à voir>>, en glissant des échos empruntés au vaste dictionnaire de la Nature dans la texture frémissante et vibrante de ses fonds.
Au premier coup d’œil, sa peinture est d’allure abstraite, mais surgissent aussitôt les signes que l’écriture discrète de l’artiste a tracés, selon sa démarche personnelle et originale, qui fonde son esthétique et la place à la fascinante frontière d’une réalité visuelle qui rend complices nature et abstraction.

Oeuvre technique : Carsonisme, Titre : Le cirque de Shangai, Circa 1992

Spontanéité et dynamisme

Charles Carson peint en toute spontanéité, porté et inspiré par le bonheur de jongler avec formes et couleurs.
Pour protéger son impétuosité, il préfère utiliser l’acrylique et la spatule, plutôt que les pigments à l’huile dont l’onctuosité incite le pinceau aux langueurs des retouches et repentirs.
Tranchant de la lame dans le vif de la pâte, il lance sur la toile blanche la danse rapide et nerveuse de sa main, par touches étalées presque toujours en diagonale ou en large ellipse. Et il s’en dégage aussitôt une impression de fraîcheur, de dynamisme, de rythme : fraîcheur et vivacité de la palette, dynamisme et variété des compositions, rythme qui anime et muscle son langage plastique.

Une évasion de la morosité ambiante

Devant la fraîcheur, le dynamisme et le rythme des œuvres de Carson, on penserait au meilleur jazz, où le sens de l’improvisation dilate merveilleusement la structure de la mélodie et l’innerve de sa syntaxe syncopée. On pourrait tout aussi bien évoquer les sonates de Scarlatti ou les concertos de Vivaldi, où les variations et modulations fondent à la fois l’ordonnance générale et les menues subtilités de l’œuvre.
Dans la vague de morosité que nous traversons ces années-ci, la découverte d’une tel œuvre comme celle de Carson ne peut que stimuler les frémissements et parfums d’un printemps tant attendu.

Un jeu du regard

Le langage pictural de Carson propose une sorte de jeu du regard, en l’attirant et l’intriguant par des formes ambiguës, qui se prêtent à diverses interprétations suivant le hasard des associations et la vivacité de l’imagination.
Ainsi apparaissent, au fil des assemblages variables de formes et de couleurs dans chaque tableau, oiseaux et poissons, fleurs ou fruits, ciel et fond marin, arbres et cavernes, - avec parfois des profils humains, comme dans l’étonnant Cirque de Shanghai où d’énigmatiques silhouettes tiennent compagnie à des acrobates sur vélo qui se glissent parmi des apparitions de dragons et autres tourbillons de la fête. On y sent la magie et le mystère de l’Orient, avec ses parfums voluptueux.

Une harmonieuse énergie

L’impression de fraîcheur et d’énergie qui se dégage des tableaux de Carson vient en partie de l’éclat et de la pureté des couleurs, harmonisées dans leur juxtaposition rythmée et aérées par des interstices de blanc.
La disposition des touches allongées, le plus souvent en diagonale ou en longue ellipse, semble soulevée par un souffle mystérieux, discret sans doute mais efficace, qui anime la composition.
Il est aussi fascinant de voir comment le peintre, sans avoir recours aux artifices de la perspective, crée une profondeur originale en donnant l’illusion d’un frémissement continuel de la surface, d’une courbure de l’espace visuel, et d’une mobilité des plans par la disposition à la fois énergique et harmonieuse des masses.

Une fête pour l’œil

Et ainsi le tableau redevient <<une fête pour l’œil>>, selon l’idéal de Delacroix, et entretient l’intérêt par le jeu qu’il propose d’y chercher de nouvelles associations de motifs, des échos différents, d’inédites saveurs.
Cette peinture invite l’imagination à glisser sur le velours de la rêverie, en suivant les signes qui favorisent l’exploration, différente pour chacun, ou pour la même personne d’un jour à l’autre : comme l’évoquait Picasso, cité au tout début de ce livre.
À propos, avez-vous remarqué, dans le tableau Chasse et pêche reproduit ci-contre, la tête d’un chevreuil, relevée et coiffée d’un large panache, profilée en noir sur fond marin, parmi quelques poissons ?
Sous la spatule, les couleurs ont glissé l’une sur l’autre tout en conservant une mobilité frémissante.

Les Quatre Saisons

Cette introduction à l,œuvre de Carson aurait pu être construite tout autrement, par exemple en classant et analysant les motifs de ses tableaux. Ainsi il y aurait eu un important chapitre sur les arbres et les oiseaux, les personnages, les fleurs et les fruits, etc.
Nous terminons avec le groupe des Quatre Saisons, reproduit en pages suivantes. J’en avais lancé l’idée à l’artiste, et il a aimablement accepté la suggestion, malgré sa réticence devant les incitations ou les commandes.
Le défi a toutefois été remarquablement relevé, en confirmant la maîtrise du peintre et l’originalité de son style.


Guy ROBERT a publié une soixantaine de livres et quantité d'articles, il a enseigné dans plusieurs collèges et universités, il a collaboré à des émissions de radio et de télévision ainsi qu'à des films.

Animateur dans le domaine culturel, il a fondé en 1964 le Musée d'Art contemporain de Montréal, puis il a organisé l'Exposition internationale de sculpture moderne à l'Expo 67, et d'autres manifestations comme la rétrospective M.-A. Fortin au Musée du Québec en 1976.

Il a édité des ouvrages d'art, de poésie, et des livres d'artistes ornés d'estampes originales. Parmi ses livres les mieux connus on note des études sur Riopelle, Pellan, Borduas, Dallaire, Fortin, Lemieux, Dumouchel, Bonet; des documents sur l'École de Montréal, l'Art au Québec depuis 1940, la Peinture au Québec depuis ses origines, l'Art actuel au Québec; des essais sur la littérature québécoise. En esthétique: Connaissance nouvelle de l'art, Le su et le tu, Art et non finito.

Il a été membre de la Commission sur la politique culturelle fédérale en 1979-82, de la Commission canadienne des biens culturels, et il a reçu le Grand Prix littéraire de Montréal.


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